Lorsque je suis venue pour la première fois, j’ai découvert l’atelier, blanc comme neige, il venait d’être repeint. Le chauffage était coupé, c’était le printemps et pourtant il faisait froid. Pour réchauffer l’atmosphère, tu as fait un petit feu dans la cheminée en débitant les longs cylindres de carton très épais, qui servaient à enrouler la toile de lin pour entoiler les châssis. Dans cet univers dépouillé, seule la toile sur le chevalet éclaboussait l’endroit de ta palette si sobre et si riche.
Si je peux dire, le ton était donné, j’ai ressenti profondément, intensément que l’atelier n’était pas seulement un lieu, mais presque une personne, si intimement liés au peintre que tu avais décidé d’être dès l’âge de 16 ans.
Tu avais l’habitude de dire à propos de l’atelier : «Dans cet endroit et cette lumière, il est impossible de se mentir à soi-même et à plus forte raison vis-à-vis de la peinture.»
Je découvris tes tableaux en recevant souvent un « coup de poing au cœur ». Je me souviendrai pour toujours l’instant où j’ai vu ta première charrette. Elle exprimait les traumatismes de ton enfance et en même temps symbolisait, synthétisait la souffrance universelle. J’ai été infiniment bouleversée.
Malou Meyer
Roberto Mangú Quesada est un peintre ami de Piga. Il a écrit ce texte à l’occasion de l’exposition Hommage qui a eu lieu à la Galerie Deprez-Bellorget à Paris en 2009, après la disparition de Piga.
UNE VIE DE BERNARD PIGA
Bernard Piga c’est l’histoire d’une aventure intérieure placée sous le signe de la Peinture. Les êtres et les visions de cet intérieur qu’il nous a laissés sont tous traversés par une flamme venue du fond du temps. Cette flamme sur laquelle il veillait produisait régulièrement les pages d’une confession spirituelle placée sous le signe de la conservation et de la résistance.
Voilà mon cher Bernard comment je commencerais un texte te concernant, mais je préfère t’écrire là où Dieu seul sait depuis que tu nous as quitté. C’est vrai que tu as résisté, c’est vrai que tu as conservé, et en plus ce grand travail de missionné, tu as dû le faire avec le doute accroché à toi comme un vautour. Un jour tu as dit, « je suis assez fort pour pouvoir douter », paroles vraies et scintillantes qui font comprendre que toute ta vie tu as été un guerrier. C’est d’ailleurs pourquoi tu considérais comme des « civils » tous ceux qui n’appartenaient pas à l’ordre sauvage de la Peinture. Attitude de ta part bien justifiée qui rappelait de loin cette prédisposition fondamentale et très ancienne de la Peinture à être autre chose qu’une succession d’expériences esthétiques.
Il faut dire que tu as été gâté. Ce siècle passé, le XXè, a été tellement riche en idéologies prétendues progressistes que la moindre œuvre douée de sens paraissait suspecte et inacceptable à ce tribunal du bon goût institué que représente l’extravagant mariage de la modernité et de la culture médiatique. Aujourd’hui, les rejetons de cette mésalliance ont produit un distingué système mondialisé de la critique qui permet d’éviter les erreurs de jugement. Un système où il s’agit seulement d’être un peu « décalé » dans un conformisme bien établi. Ce qui est formidable, c’est de voir combien la super provocation de ces grands rassemblements désignés culturels, ont instillé dans le public la croyance populaire que l’art est forcément insensé et repoussant. Tu as dû te sentir bien seul.
Alors toi, pendant ce temps tu faisais ton travail monastique et sauvage. Et ce dont je suis sûr, c’est que les 47 ans que tu as passé dans ton bel atelier, là-haut, tout là-haut de cet immeuble de la rue Sibuet, ont fait de toi une sorte de gardien et de phare à la fois.
En y regardant de plus près, depuis ton phare, tu ne regardais pas beaucoup dehors, sauf la nuit quand la lune s’invitait dans ton intérieur, ou bien quand les lumières lointaines de la ville te rappelaient à ta position d’éclaireur.
Non, pour l’essentiel tu rayonnais de tes images intérieures. Tu faisais ton travail de pêcheur d’images.
Mais qui peut dire d’où viennent les images, tout ce que l’on sait, c’est qu’elles surgissent toujours, comme tout ce qui vient des abysses, ruisselantes, fantomatiques et étonnées elles-mêmes de nous regarder. En fait, comme tes Bardamus, tu regardais ce qui te regardait.
Ensuite, ces échanges de regards devenaient des batailles où s’entrechoquaient toute ton histoire, l’Histoire de la Peinture et l’Histoire du Monde. Tes désirs du corps par exemple, confrontés à l’Histoire de la Peinture, et tes nus sont là pour nous le dire, racontent combien tu voulais être Classique. Il faut dire que cette inclination érotique était non seulement naturelle pour toi, mais également le résultat d’une méditation profonde sur la nécessité de revenir sur ce que tu admirais le plus et qui s’imposait chaque jour davantage comme une impasse. Je songe bien sûr en te disant cela à notre cher idole Pablo Picasso, qui nous a affirmé un jour « au fond, j’ai toujours fait de la Peinture Classique violée ». Cette affaire de viol a tellement influencé les souvenirs de tant d’artistes qu’un siècle entier n’a eu de cesse que d’illustrer ce viol.
Toi dans ta solitude, tu ruminais. C’est peut-être ce qui t’a porté vers ces grands êtres tranquilles que sont les vaches ; d’ailleurs les animaux frères ont toujours habité tes tableaux, les chevaux compagnons d’élégance et d’aventure, les chiens compagnons de chasses ardentes et de solitude et frères sauvages les loups. Mais ta rumination majeure, entrecoupée des soubresauts de l’Histoire du Monde, du moins de notre monde occidental, je veux dire, la Chute, Jésus, la déportation, te reportait toujours à ces « intérieurs » que j’aime tant.
Tes « intérieurs » comme la cuisinière de Mezedern qui me rappelle tant les bodegones de ma culture, ou bien la lune à l’atelier de 2003 ou bien encore celle de 1996, nous racontent que l’homme du sud que tu es par tes origines lointaines du côté de Gênes, était épris du désir absolu et classique de sortir de la fameuse impasse pour retrouver le chemin de la mer.
Tes « intérieurs » sont reliés à tout ce qui les a précédés. Ce sont des êtres figurés alors qu’ils sont infigurés, ils intègrent tout ce que la modernité a autorisé et contiennent dans le même temps ce germe de désir de sens que la fragmentation du monde d’aujourd’hui nous a apparemment fait perdre.
Puis le temps a passé, le temps est venu et sont arrivés tes ultimes tableaux, des signes, têtes … cheval de bois … toujours debout, une vie de Bernard Piga.
Bien à toi vieux frère,
Roberto Mangú
La Maison Dieu
10 XI 2009
Virginie Gonnat a organisé la grande exposition Piga Œuvres Récentes qui a eu lieu à Vichy en 2003 ainsi que l’exposition Bernard Piga qui a eu lieu à Brest en 2005. Elle a écrit plusieurs textes sur Piga, dont celui que nous présentons ici, et a publié l’ouvrage monographique sur Piga édité chez Fragments Editions en 2005.
Bernard Pigassou, premier du nom à naître à Paris, a 6 ans en 1940 et l’exode pour premiers souvenirs. Ceux d’une foule sous la mitraille, et d’une somme de détails couchés là dans le fossé. Le ventre rond d’un cheval blanc les quatre fers en l’air (1), raide et gonflé sous le soleil ; le drap rouge nappant le corps de soldats près du Pont de Sully ; l’aubaine d’une boule de pain militaire oubliée moitié pourrie, moitié mangeable ; la libération vécue juché sur les épaules d’un GI casqué de dahlias solaires rouges, jaunes.
A la recherche du temps perdu, c’est à Villeparisis qu’il passera le reste de la guerre, battant la campagne entre couvre-feu et bonheur d’une intimité familiale retrouvée… Seule nécessité heureuse des temps. A 10 ans, ce fils de pharmacien, que l’on espérait vétérinaire, est envoyé au collège de Juilly où comme toute une génération devenue abandonnique, il jouira de la levée aux couleurs, d’un préfet des études, et de sorties aux fêtes carillonnées. La rébellion couve sous un snobisme de cancre. Il est souvent renvoyé, et c’est au lycée Michelet, en classe de math, qu’il s’entend prononcer ses vœux.
-«Bernard Pigassou avez-vous l’intention d’avoir le bac ?»
-«Non Monsieur, je veux faire de la peinture».
Première expression d’une vocation, articulée sans l’once d’une signification, si ce ne sont les fantasmes d’une vie de bohème à Montparnasse, la liberté, les modèles… L’annonce aux parents fait désenchanter, mais syndrome bourgeois, on s’en tire en évoquant le professorat de dessin. Le novice s’inscrit à l’Académie de la Grande Chaumière pour préparer les Beaux Arts (2).
Ses premiers paysages sur châssis de fortune et calicot acheté au Marché Saint-Pierre présentent (la mauvaise qualité des liants aidant) « des jaune-marron virés, des bleu-vert pisseux », avec la prédominance de rouges rageurs lesquels inspireront la seule et unique critique paternelle : « Les peintres ont laissé des pots de minium à la cave. Si tu veux, tu peux les prendre ». Il faut partir.
Une vie exaltante commence alors, dangereuse et enivrée, où les nuits se passent en palabres autour des grands aînés, Picasso et Matisse, tout en adulant les classiques du Louvre, Delacroix, Rubens, Vélasquez, Géricault. «On se passionnait pour la peinture, on savait la difficulté, on prenait la peinture au sérieux, le poids de l’histoire de l’art était énorme». Sans doute la dernière génération de peintres, montant à Montmartre au château des brouillards en ruine, et qui refera le monde «Chez Bénarès», un bougnat abominable, où les modèles en peignoirs à peine ficelés prenaient des cafés entre les poses. C’est d’ailleurs à la terrasse d’un café, «La Palette», rue de Seine, qu’Heinsild, marchand de tableaux de son état, lui achètera sa première toile 100 francs pour un 40 figure (3).
Il travaille aux ateliers de Goerg, Aujame, Mac Avoy, reçoit leurs encouragements sans devenir leur élève, dort sur les bancs, parfois sous les ponts, avant de s’embarquer pour Haïti ou il mène une courte vie de milliardaire , sans un sou en poche et tous les potentiels pour finir gigolo de prestige. A peine rentré des Grandes Antilles, la caserne de Provins et l’embarquement pour Oran l’attendent. A la frontière du Maroc espagnol, il assure la garde du poste de la plaine de Nikila où rien d’héroïque à faire ne se présente sinon attendre trente mois sans trop déjanter. De quoi avoir envie d’écourter, quitte à simuler et passer un mois au 4ème dingue du Val de Grâce. La période de gestation se termine, la réalité frappe à la porte. Il faut devenir peintre… en bâtiment ou vendeur de journaux, vivre de rien dans une chambre de bonne de la rue des Archives, pour exposer dans de petites galeries du boulevard Montparnasse ou de Saint-Germain. Aux débuts des années soixante, il rencontre Emile Hecq, partage avec lui un atelier glacial à Guy Mocquet. Cette confrontation expressionniste l’aiguillonne, il travaille beaucoup de grands formats, expose à la Galerie du XVIe, vend ses premières toiles à des collectionneurs. Il signe, refusant l’équivoque avec Picasso ou «la publicité mensongère», du diminutif de Piga. L’intransigeance, l’économie de moyens jusque dans la palette, la compression naturelle des thèmes (intérieurs, nature morte, nus), dès ses débuts Piga pratique l’ascèse d’une démarche picturale sans concession, personnelle. Des quatre-vingt-dix toiles qu’il produira cette année-là, il détruira presque tout.
En 1963, il s’installe dans son «atelier-serre» de Picpus, peint comme un acharné, s’enferme jusqu’à la claustrophobie. Son travail mange tout, vie familiale comprise. La moisson tarde mais arrive. Il engrange prix et distinctions (4), participe très vite aux rendez-vous les plus importants : Salon d’Automne (1962, 1964), Comparaisons (1967), Grands et Jeunes d’Aujourd’hui, Salon de Mai et présente une exposition personnelle à la Galerie Régence de Bruxelles (1968). Au Salon d’Automne de 1970, son «Grand atelier blanc» (5) est merveilleusement placé dans la salle de Paul Charlot. A quarante ans, sa carrière prend un tour international. Invité par la fondation Micchelsem, il part au Danemark, habite la même maison que hanta et dénigra Louis-Ferdinand Céline lors de ses errances d’après-guerre. Il est aussi parmi les français sélectionnés pour l’exposition internationale de la figuration de Tokyo (1970 à 1975), préface de deux expositions particulières à la galerie Taménaga (1971, 1974). Mais Piga ne tombe pas dans les japoniaiseries, rejette les exigences florales nipponnes, s’entend dire «vous trop haut, vous descend» et tourne le dos à la fortune facile. Il préférera les galeristes français plus à même de comprendre ses exigences : Ventadour à Saint Emilion (1976), Annick Arrio à Saint-Germain-en-Laye (1978), Jouvène à Marseille (1979), le Balcon des Arts à Paris.
Dans ces mêmes années, il a la révélation du Cheval, trompe passagèrement la peinture avant de rosser patiemment la bête sur la toile. Cette hippophagie ne le quittera plus. En 1976 dans la salle qui lui sera entièrement consacrée au Salon d’Automne, parmi les nus, natures mortes, scènes tauromachiques, le cheval, mètre étalon de sa création, sera omniprésent. Son premier achat d’Etat sera d’ailleurs «Un cheval dans un box» (1977) (6).
En 1982 avec son ami Seigle, il s’envole pour les Etats-Unis. La nuit surtout le fascine. Il en rapporte une multitude de croquis qui donnent naissance à une série de paysages urbains de New York et San Francisco exposée chez Terry Johnson dans ses Phillips Galleries de Palm Beach et Dallas (1980, 1982, 1986) et Paris (1983).
Le marché américain est friand mais Piga se permet de préférer l’Europe : Couleurs du temps à Genève, Joubert (1983), Thomas (1990-91), Deprez-Bellorgey (1995, 1997, 2000) à Paris. Les œuvres que nous avons la chance de présenter à Vichy sont le fruit de ses trois dernières années de création. S’y côtoient des thèmes qui ont toujours habité l’Univers Pigassien. Des «Natures silencieuses» comprenant nocturnes et scènes d’ateliers ; et sous l’invitation «Allons nous promener» : des hommes au chien accompagnés de nouvelles venues, les femmes à la poussette, et de tous derniers développements : «Les hommes-charrette» auxquels s’ajoutent de petits portraits imaginaires baptisés «Bardamu» tant la fatalité de ces «gueules» évoquent le «Voyage au bout de la nuit» , préface de la diagonale des «chutes» à cheval, dernière série que Piga explore encore.
Car si la fondation Taylor vient de lui remettre le prix Léon Baudry pour l’ensemble de son œuvre, c’est sans compter l’avenir. Avec la même soif, Piga peint et aime à répéter : «L’on met longtemps à devenir jeune (7)», et ajoute : «ma toile préférée, c’est la prochaine».
Virginie GONNAT
(1) Trente ans plus tard, le cheval blanc aux pattes dardées et panse boursouflée lui réapparaîtra sur une toile posée à l’envers.
(2) Dont en réalité il ne connaîtra jamais que l’air : «Jules, le fils père».
(3) Un paysage de Villeparisis.
(4) Le premier, le Prix Friesz en 1964. Suivront le Prix du Doyenné Saint-Emilion et le Prix National de Monaco en 1976, celui du Salon d’Automne en 1977 et ceux de la Fondation Taylor en 1992, 1996 et 2003.
(5) Achat d’un armateur du port de New York.
(6) Suivi des achats du FNAC (Fonds National d’Art Contemporain) en 1977 puis Bercy en 1989, 1991, 1993.
(7) Pigassou cite ici Picasso.
UN FILM DE GRÉGORY ROBIN (55 MN)
Avec la collaboration de Virginie Gonnat
La peinture de Piga a l’épaisseur d’une vie et occupe une place particulière dans l’art contemporain. Grégory Robin a le sens des strates intimes de la création. La rencontre livre un témoignage rare.
Reportage France 3 sur l’exposition Bernard Piga à Vichy en 2003